Décision 2022-992 QPC - 13 mai 2022 - Société Les roches [Droit de suite attaché au privilège spécial du Trésor pour le recouvrement de la taxe foncière] - Non conformité totale

Texte intégral

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 9 mars 2022 par la Cour de cassation (chambre commerciale, arrêt n° 267 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Les roches par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2022-992 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 2° du 2 de l'article 1920 du code général des impôts, dans sa rédaction résultant de la loi n° 84-1208 du 29 décembre 1984 de finances pour 1985.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code général des impôts ;
- la loi n° 84-1208 du 29 décembre 1984 de finances pour 1985 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour la société requérante par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 22 mars 2022 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 23 mars 2022 ;
- les secondes observations présentées pour la société requérante par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 7 avril 2022 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Thomas Lyon-Caen, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la société requérante, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 19 avril 2022 ;
Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 22 avril 2022 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. Le 2° du 2 de l'article 1920 du code général des impôts, dans sa rédaction résultant de la loi du 29 décembre 1984 mentionnée ci-dessus, prévoit que le privilège du Trésor s'exerce :
« Pour la taxe foncière sur les récoltes, fruits, loyers et revenus des biens immeubles sujets à la contribution ».

2. La société requérante reproche à ces dispositions, telles qu'interprétées par la Cour de cassation, de permettre au Trésor public, en cas de transfert de propriété de l'immeuble, de poursuivre le recouvrement d'une créance de taxe foncière auprès du nouveau propriétaire, alors qu'il n'en est pas le redevable légal. Elles porteraient ainsi une atteinte disproportionnée à l'exercice du droit de propriété. Elle soutient en outre que, faute pour le législateur d'avoir prévu lui-même ce droit de suite, ces dispositions seraient entachées d'incompétence négative dans des conditions affectant le droit à un recours juridictionnel effectif. Enfin, elles méconnaîtraient le principe de séparation des pouvoirs et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi.
- Sur le fond :
3. Il est loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.
4. En application du 1 de l'article 1920 du code général des impôts, le privilège du Trésor en matière de contributions directes et taxes assimilées s'exerce sur les meubles et effets mobiliers appartenant aux redevables.
5. Les dispositions contestées prévoient que, pour le recouvrement de la taxe foncière, ce privilège s'exerce en outre sur les récoltes, fruits, loyers et revenus des biens immeubles sujets à la contribution.
6. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu garantir le recouvrement des créances publiques. Il a ainsi poursuivi un objectif d'intérêt général.
7. Toutefois, les dispositions contestées, telles qu'interprétées par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, permettent que, en cas de transfert de propriété de l'immeuble, la créance de taxe foncière de l'ancien propriétaire puisse être recouvrée sur les loyers dus au nouveau propriétaire. En mettant cette créance à la charge de ce dernier, alors qu'il n'est ni le redevable légal de cet impôt ni tenu solidairement à son paiement, ces dispositions portent à son droit de propriété une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi.
8. Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, elles doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
9. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.
10. En l'espèce, d'une part, les dispositions déclarées contraires à la Constitution, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur.
11. D'autre part, la déclaration d'inconstitutionnalité est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de publication de la présente décision.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - Le 2° du 2 de l'article 1920 du code général des impôts, dans sa rédaction résultant de la loi n° 84-1208 du 29 décembre 1984 de finances pour 1985, est contraire à la Constitution.

Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 10 et 11 de cette décision.

Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.


Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 12 mai 2022, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.

Rendu public le 13 mai 2022.

ECLI:FR:CC:2022:2022.992.QPC
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