Décision n° 2014-436 QPC du 15 janvier 2015

Version initiale


(MME ROXANE S.)


Le Conseil constitutionnel a été saisi le 15 octobre 2014 par la Cour de cassation (chambre commerciale, arrêt n° 1036 du 15 octobre 2014), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par Mme Roxane S., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 760 du code général des impôts.
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code général des impôts ;
Vu le code de commerce ;
Vu le code de la consommation ;
Vu la loi n° 89-1010 du 31 décembre 1989 relative à la prévention et au règlement des difficultés liées au surendettement des particuliers et des familles ;
Vu la loi n° 2003-710 du 1er août 2003 d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine ;
Vu la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises ;
Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 19 décembre 1973 (première chambre civile, n° 72-13236) ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour la requérante par le cabinet Frenkel et associés, avocat au barreau de Paris, enregistrées les 6 et 17 novembre 2014 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 7 novembre 2014 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier,
Me Alain Frenkel pour la requérante et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 8 janvier 2015 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que l'article 758 du code général des impôts dispose que, pour les transmissions à titre gratuit des biens meubles, autres que les valeurs mobilières cotées et les créances à terme, la valeur servant de base à l'impôt est déterminée par la déclaration détaillée et estimative des parties, en principe sans distraction des charges ; qu'aux termes de l'article 760 du même code, dans sa rédaction postérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises susvisée :
« Pour les créances à terme, le droit est perçu sur le capital exprimé dans l'acte et qui en fait l'objet.
« Toutefois, les droits de mutation à titre gratuit sont liquidés d'après la déclaration estimative des parties en ce qui concerne les créances dont le débiteur se trouve en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement ou liquidation judiciaires ou de déconfiture au moment de l'acte de donation ou de l'ouverture de la succession.
« Toute somme recouvrée sur le débiteur de la créance postérieurement à l'évaluation et en sus de celle-ci, doit faire l'objet d'une déclaration. Sont applicables à ces déclarations les principes qui régissent les déclarations de mutation par décès en général, notamment au point de vue des délais, des pénalités et de la prescription, l'exigibilité de l'impôt étant seulement reportée au jour du recouvrement de tout ou partie de la créance transmise » ;
2. Considérant qu'en application de l'article 885 S du code général des impôts, ces dispositions sont également applicables à la détermination de l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune ;
3. Considérant que, selon la requérante, la différence entre les modalités d'évaluation des créances à terme et celles des créances exigibles pour la détermination de l'assiette des droits de mutation à titre gratuit et de l'impôt de solidarité sur la fortune méconnaît les principes d'égalité devant la loi fiscale et les charges publiques ; que méconnaîtrait également ces principes l'absence de différence entre les créances productives d'intérêts et celles qui ne le sont pas ; qu'elle fait, en outre valoir que la différence instituée par le deuxième alinéa de l'article 760, entre les créanciers à terme, selon que leur débiteur est ou non susceptible de faire l'objet d'une procédure collective, méconnaît également ces principes compte tenu, en particulier, de la difficulté à rapporter la preuve de la « déconfiture » ; qu'enfin, elle soutient qu'en instituant un mécanisme de révision des bases d'imposition au seul bénéfice de l'administration lorsque le montant de la créance recouvrée diffère du montant sur lequel l'impôt a été calculé, les dispositions du troisième alinéa de l'article 760 du code général des impôts méconnaissent la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ;
Sur le fond :
4. Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi… doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;
5. Considérant qu'aux termes de l'article 13 de la Déclaration de 1789 : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » ; qu'en vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives ; qu'en particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose ; que cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ;
6. Considérant en premier lieu, que, le premier alinéa de l'article 760 du code général des impôts pose la règle de principe selon laquelle, pour le calcul de l'assiette des droits de mutation à titre gratuit et de l'impôt de solidarité sur la fortune, les créances à terme sont évaluées à leur valeur nominale ;
7. Considérant, d'une part, que la valeur réelle d'une créance dépend de sa valeur nominale et de la probabilité de son recouvrement ; qu'en prévoyant que, pour l'assiette des droits de mutation à titre gratuit et de l'impôt de solidarité sur la fortune, les créances qui ne sont pas exigibles sont évaluées en principe selon leur seule valeur nominale, le législateur a institué entre les créances à terme et les créances exigibles une différence fondée sur un critère objectif et rationnel en lien avec l'objectif de permettre l'appréciation de la valeur de ces créances ;
8. Considérant, d'autre part, que si, en règle générale, le principe d'égalité devant la loi impose de traiter de la même façon des personnes qui se trouvent dans la même situation, il n'en résulte pas pour autant qu'il oblige à traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes ; que le principe d'égalité devant les charges publiques n'impose pas davantage que l'évaluation des créances à terme productives d'intérêts soit soumise à des règles différentes de celles qui ne le sont pas ;
9. Considérant, en deuxième lieu, que le deuxième alinéa de l'article 760 du code général des impôts prévoit, par dérogation au principe de l'imposition des créances à terme sur leur valeur nominale, que l'assiette de l'impôt est déterminée d'après la déclaration estimative des parties lorsqu'à la date du fait générateur de l'impôt, le débiteur « se trouve en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement ou liquidation judiciaires ou de déconfiture » ; que le législateur a ainsi entendu prendre en compte l'incidence, sur la valeur des créances à terme, des difficultés que le débiteur rencontre pour s'acquitter de ses obligations ;
10. Considérant que les dispositions du deuxième alinéa de l'article 760 ouvrent droit au régime d'imposition sur une base estimative des créances à terme dès lors que le débiteur fait l'objet de l'une des procédures collectives de traitement des difficultés des entreprises régies par le livre VI du code de commerce ; que, si le débiteur n'est pas au nombre des personnes qui peuvent faire l'objet de l'une de ces procédures collectives, l'imposition sur une base estimative de la créance à terme n'est possible que si le débiteur est en situation de « déconfiture » ; qu'il résulte de l'arrêt susvisé de la Cour de cassation que la déconfiture est caractérisée par « l'état du débiteur non commerçant dont le passif surpasse l'actif et qui se trouve dans l'impossibilité de satisfaire intégralement tous ses créanciers lorsque ceux-ci ont cessé de lui faire crédit » ; que postérieurement à cette décision, les dispositions de la loi du 31 décembre 1989 susvisée, introduites dans le code de la consommation, ont permis au débiteur de bonne foi qui est dans l'impossibilité manifeste de faire face à l'ensemble de ses dettes échues ou à échoir d'engager une procédure de surendettement ; que la loi du 1er août 2003 susvisée a prévu que le débiteur se trouvant dans une situation irrémédiablement compromise peut faire l'objet d'une mesure de rétablissement personnel avec ou sans liquidation judiciaire ;
11. Considérant qu'en instituant une différence de traitement entre les créanciers détenteurs de créances à terme selon que leurs débiteurs relèvent ou non des procédures collectives prévues par le code de commerce, le législateur s'est fondé sur les règles organisant la procédure collective applicable aux entreprises en difficulté ; que le principe d'égalité n'impose pas que la loi fiscale soumette les créances à terme sur des débiteurs susceptibles de faire l'objet d'une procédure de surendettement en application du code de la consommation à des règles identiques à celles applicables lorsque le débiteur fait l'objet d'une procédure collective en application du code de commerce ; que la différence de traitement ainsi instituée tient compte des difficultés particulières rencontrées pour apprécier la valeur des créances à terme entre particuliers dès lors que les procédures de surendettement, engagées à la seule initiative du débiteur, n'ont ni le même objet ni le même effet que les procédures collectives ; que les dispositions du deuxième alinéa de l'article 760 permettent au créancier d'un débiteur non soumis aux dispositions du livre VI du code de commerce de voir sa créance imposée d'après sa déclaration estimative lorsqu'il est en mesure de prouver par tout moyen que le débiteur est dans l'impossibilité manifeste de faire face à l'ensemble de ses dettes échues ou à échoir au moment du fait générateur de l'impôt ; que ces dispositions ne méconnaissent pas les principes d'égalité devant la loi et les charges publiques ;
12. Considérant, en troisième lieu, que le troisième alinéa de l'article 760 du code général des impôts prévoit que, lorsqu'une créance à terme a été soumise à l'impôt sur une base estimative en application du deuxième alinéa de ce même article, le créancier est tenu de déclarer toute somme supplémentaire recouvrée postérieurement à l'évaluation en sus de celle-ci ; que l'imposition supplémentaire qui en résulte n'est ainsi pas soumise à la condition que la créance avait été sous-évaluée à la date du fait générateur de l'impôt ; que le contribuable n'est ainsi pas en mesure d'apporter la preuve de ce que la capacité du débiteur de payer une somme excédant la valeur à laquelle la créance avait été évaluée résulte de circonstances postérieures au fait générateur de l'impôt ; que les dispositions du troisième alinéa instituent en conséquence des modalités de fixation de l'assiette de l'impôt qui sont sans rapport avec l'appréciation des facultés contributives des contribuables assujettis à l'impôt ; qu'elles méconnaissent le principe d'égalité devant les charges publiques ;
13. Considérant qu'il résulte de toute ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre grief, les dispositions du troisième alinéa de l'article 760 du code général des impôts doivent être déclarées contraires à la Constitution ; que les dispositions de ses deux premiers alinéas, qui ne méconnaissent aucune autre exigence constitutionnelle, doivent être déclarées conformes à la Constitution ;
Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
14. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
15. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité du troisième alinéa de l'article 760 du code général des impôts prend effet à compter de la publication de la présente décision ; qu'elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date,
Décide :


  • Les deux premiers alinéas de l'article 760 du même code sont conformes à la Constitution.


  • La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées au considérant 15.


  • La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
    Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 15 janvier 2015, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Hubert HAENEL, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.


Le président,
Jean-Louis Debré

Extrait du Journal officiel électronique authentifié PDF - 228,1 Ko
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